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Dolomissime Volontaire

Dans ce récit fictionnel d'inspiration réelle, nous vous emmenons vivre la renaissance d'un phœnix dans les Dolomites, où la camaraderie, les panoramas saisissants et la fraternité seront autant d'ingrédients clefs sur un chemin de résilience, celui d'un cycliste qui pensait ne jamais recommencer à pédaler vite et haut. Bellissimo, Fraternissimo... Dolomitissimo !

“10.”

Ce n’est pas une pause pour récupérer.

“9… 8.”

Il s’agit de savourer.

Sa.

Vou.

Rer.

“7, 6, 5…”

Il y a un sourire séducteur et à la fois juvénile sur le visage de Rob. Campé derrière, un sextagénaire écossais au charme cinématographique discret. Ma mâchoire est carrée, rasée de près. Le cheveux n’a pas grisonné. Le regard est humble autant qu’intense. Rob regarde les gens dans les yeux, toujours. Avec douceur, toujours.

“4… 3…”

Ses vêtements de sport de montagne à la coupe impeccable et leur harmonie chromatique le rangent à part du monde cycliste habituel. Sa discrétion aussi, sans doute. Un James Bond, oui, mais de la Petite Reine, ne vous en déplaise, Elizabeth.

“2.”

Rob que voilà est adossé au mur nord de l’hôtel Franzenshöhe, ses pieds sont à 2188 mètres au-dessus de la mer, et ses yeux déjà 570 mètres plus haut, ses mains gantées de mitaines en laines d’alpaga sont dans ses poches et d’un ton faussement neutre, il égrène le nombre d’épingles à cheveux, par paire, qui le sépare encore du col du Stelvio, dans les Dolomites, en Italie.

“1.”

Oui, il s’agit de savourer. Il n’est pas tout à fait 6 heures du matin. Comme une coulée de miel de Belluno, l’aube enrobe lentement la strada SS38. La lumière, encore au ras des reliefs, fait jaillir les ouvrages. Elle tiédit l’asphalte jeté par circonvolutions sur les raides arpents. Cette route, que Rob envisage, là maintenant, comme une corde d’escalade lovée de façon reptilienne sur la montagne qui s’échauffe, ce sera son symbole.

“0 !”.

Une fois là-haut, une fois au Stelvio… adieu le “coco”. Finis les ennuis.

D’un balancement d’épaules, Rob détache ses 82 kilos de la bâtisse. Le Sarto étincelle comme une invention électrifiée par l’aurore. Casquette ajustée, il s’élance. C’est à la montagne silencieuse que les murets de pierres en pointillés renvoient l’écho du ronronnement mécanique. Comme un encéphalogramme radiophonique lointain. Rob se souvient.

Fraternissimo - Passo Giau

Le col des copains. Après le double diagnostic de covid long et de maladie de Lyme, c’est Martin qui avait eu l’idée. “Rob, il y aura de la place dans le véhicule d’assistance”, avait-il énoncé, “et tu pourras pédaler quelques encablures avec nous. Si jamais…”

Sa bande de vieux briscards avait jeté son dévolu sur la dernière idée en date de Fred : aller découvrir les cols mythiques des Dolomites, presque un par un, d’été en été – pas la porte à côté, depuis l’Écosse, mais que pouvaient se refuser de riches rentiers ? Pour ne pas que Rob oublie ce qui compte – les vrais amis, de bons vélos et des sommets vers lesquels lorgner – et qu’il ne se laisse pas “abattre”.

“Pas d’homicide volontaire mon gars”, le nargua Eddy, “mais la… Dolomissime Volontaire !”.

Perclus de douleurs qui lui soudaient les fibres musculaires aux os, son système nerveux grésillant le long de son squelette, Rob avait détourné un regard éteint malgré sa gratitude envers la meute, comme ils les appelait, ses vieux loups de mer préférés. Marcherait-il un jour seulement sans souffrir ? Mais les gars ne s’étaient pas détournés de l’objectif. “On va en Italie, on grimpe quelques cols bellissimo, on picole pianissimo. Et toi p’tit père tu es du voyage, que tu le veuilles ou nonissimo.”

Premier débarquement, Cortina d’Ampezzo.

8 kilomètres à 8%.

Les gars ne faisaient pas les malins, ils étaient pourtant rompus aux pentes affriolantes de leur île de Skye natale, souvent attaquées vent debout un verre de Talisker dans les talons. Rob, le front collé à la vitre du van rital, soufflait de la buée pour ne pas les voir ahaner à l’approche du col de Giau. Le haut val Fiorentina, comme un navire minéral exhibant sa proue, véritable forteresse grandiloquente de bulbes rocheux amalgamés, lui promettait monts et merveilles quand lui ne sentait que maux et détresse. Penser faisait mal. Panser, il n’y songeait même pas. Dans les moments conscients comme dans les affres d’un sommeil archaïque, les idées noires suintaient en lui comme une marée pétrolifère. Grand labbe englué dans le désespoir, Rob maudissait sa bande de joyeux drilles qui posait maintenant sur fond dolomythique, égrillards sous une menace imminente d’orage. Gil prit appui sur une clôture électrifiée d’une fesse, reçut une chataîgne quasi instantanée et rebondit aussi sec vers ses acolytes. Qui se passèrent l’onde de choc comme autant de perles rares sur un boulier pendule automatique. Un brutal coup de fouet avait écharpé l’ozone, assourdissant, et sur les vieux complices en opération de sauvetage, les cieux avaient alors déversé une logorrhée de grêle aussi soudaine que décidée. La journée s’était poursuivie sous l’orage et dans une fourgonnette désormais transformée en étendage à linge. Hilare, se tenant la hanche, et croisant le regard apathique de Rob alors qu’il démarrait le véhicule mué en étuve, Gil lui avait décoché un doigt d’honneur vibrant d’une complicité fraternelle jamais démentie. Le visage de Rob s’était vaguement fissuré.

Bellissimo - Passo Pordoi

C’est au col de Pordoi que la virée des Vieux Fourneaux écossais devait plus tard continuer. A force de cures, de repos et de détoxification, Rob pouvait désormais tenir le guidon. Martin, en fer de lance, s’était mis en tête de le tracter avec élégance – sur les derniers kilomètres, attention. Rob pestait contre des muscles qui ne voulaient plus trop lui parler, mais comme des sbires, les gars l’encadraient. Une seule direction : en avant.

“T’es pas descendu du van pour clapoter là. C’est naturel que tu pédales dans la confiture, O’ Brother, le massif qu’on voit là-bas c’est la Marmolada”, s’esclafait Gil, jamais à cours d’une association d’idées approximative. Plus sérieux, Martin avait répondu au sourcil levé de Rob, sur les derniers échelons de grimpette depuis le morne village d’Arraba. L’austère coupole bétonné sur les flancs du sass Pordoi était un cimetière de guerre germano-autrichien, où reposaient plus de 8000 cadavres de la Grande Guerre.

“N’iront plus nulle part eux. Tu as mal, je sais mais t’es là et tu vas quelque part.”, lui avait soufflé le chef de meute. Rob l’avait fusillé du regard. “Ah, dis-voir il te reste des watts de résilience tout de même !”, l’avait tancé alors Gil.

Résilience, pensait Rob, ancien professeur de physique-chimie. La valeur caractérisant la résistance au choc d’un métal. De façon abstraite, c’est devenu un terme de psychologie qui exprime la faculté, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l’événement traumatique de manière à ne pas, ou plus, vivre dans le malheur et à se reconstruire d’une façon socialement acceptable. “Fucking résilience oui…”, avait-il grommelé dans sa barbe, épuisé et exsangue, une fois parvenu au col et alors qu’il trouvait refuge dans l’ombre de l’hôtel de Savoye. De quel métal était-il fait ?

Ils avaient raison, bien sûr. N’empêche. Rob enrageait. Ces maladies rares qui ne se voient pas du dehors. Cette sensation d’une collocation avec son corps. D’être possédé la nuit – par une entité sournoise qui lui habitait dedans – et dépossédé, le jour, de son autonomie, de son libre arbitre. Éteint. Soumis à cette douleur si entière qu’il ne savait la situer. Rob donnait le change, et en même temps il aurait voulu partager. Comment dire une détresse à laquelle aucun des gars ne pouvait s’identifier ? Le covid long avait refermé sa poigne infernal sur son cœur, qu’il enserrait de sa griffe. Lyme dézinguait son câblage interne. A eux deux, ils avaient fait de son intériorité un champ de bataille. Parfois, entre les fièvres, il voyait leurs ombres s’agiter en lui et s’imaginait, enfin, jeté sous les roues d’un camion pour ne plus sentir le divorce entre son organisme et son âme. A qui dire cela ?

Mais voilà. Un vélo et la montagne comptaient parmi ces artifices qui semblent ressusciter un macchabée.

Rob contemplait le sass Pordoi, formidable muraille sur les genoux de laquelle le col éponyme s’alanguissait au soleil. Le Piz Boè s’en détachait vers le levant, comme le massif bardé de télescopes d’un sous-marin tellurique faisant surface. Grondant. Tonnant. Vibrant. Se sentir si petit au milieu des plus grands, c’était bizarrement galvanisant. Rob le reconnaissait… ça valait le coup d’en baver. Il regardait ses copains, il regardait les sommets, et se sentait bien entouré.

Allegrissimo - Passo Gardena & Sella

Martin l’avait bien senti, la proximité des cimes élève l’âme, elle la tend vers le renouveau autant que la connecte au passé tellurique et l’individu s’en voit tiré vers le haut, happé vers une extension, un développement neuf de lui-même.

A peine plus loin sur la Stellaronda, le col Sella a été escaladé pour la première fois par le Giro en 1940. Quelques saisons et traitements plus loin pour Rob, la fine équipe se réunissait alors sous ses abords anarchiques. Départ fut pris à Corvara in Badia, destination Canazei, via les cols de Gardena et Sella, sous des auspices poudreux. Un arrière-saison frileux semblait vouloir poudrer les hauteurs des Dolomites.

C’est à la hauteur de la Cascate del Pisciadù qu’une neige anachronique tenant plus de la fine dentelle pâtissière que de la précipitation hivernale vint s’encanailler dans leurs barbes dégourdies par le plaisir futile et incontournable de mettre une pédale devant l’autre. La sécheresse de l’air ne menaçant pas de les faire prendre l’eau, les papys cyclistes ne frémirent guère et poursuivirent l’ascension sous des falaises stupéfiantes de proximité. Rob faisait désormais cavalier seul, négociant tout à trac avec ses bronches de cristal sur lesquelles l’air alpin lui faisait l’effet d’un papier de verre et des muscles encore engoncés dans la léthargie profonde de la maladie longue. La patience se voyait mise à rude épreuve, puisque Rob faisait des haltes pour reprendre son souffle aussi souvent presque que la route s’enroulait sur elle-même. Conciliants, les camarades s’en accomodaient, qui allant chasser l’image, qui gobant le flocon, qui prétextant un petit réglage ou une grosse vidange pour ne pas culpabiliser le convalescent. Sans crier victoire pour autant, chacun se réjouissait. Le Sarto retrouverait un maître digne de ce nom. En attendant, il y avait de la joie dans l’air.

C’est le transfert entre les cols de Gardena et de Sella qui enchanta Rob. Peu sûr encore de ses réflexes, il avait consenti à remonter dans le van pour la descente. Martin l’avait à l’œil. Une fois revenu sur la SS242, retour en selle pour tirer un long bord sur les orteils du massif de Sella et s’élever progressivement tout en le contournant. Rob partageait ses émois avec Fred, prenant parfois appui sur l’épaule du copain.

“Ce qui est frappant, lorsqu’on roule ici, c’est que la stupeur et le saisissement ne cessent jamais. Le ravissement non plus, je dois dire.”

Chaque nouveau groupe montagneux, chaque nouveau massif incroyablement dense de falaises imbriquées, jaillissait des monts comme un iceberg granité fendant une verte écume forestière. Ils se faisaient l’effet de broutilles passagères, fœtus de paillettes chatouillant à peine de leurs gesticulations sportives la vastitude minérale et verticale.

Comme dans un travelling de cinéma, légèrement incurvé, le groupe, acclamant ponctuellement son petit protégé, avait conquis la dénivellation et par delà une dernière courbure de bitume, faisant face les yeux dans les yeux avec le golgoth montagneux du même nom, établi le picnic au second col. Sella.

Rob, pour la première fois, s’était alors autorisé à semer le groupe, réuni pour un selfie devant le sempiternel panneau. Par-delà le bloc parallélépipédique de bois du refuge Maria Flora, la Città dei Sassi, un labyrinthe de rochers et d’arbres déclarée zone naturaliste en contre-haut du col, l’aimantait comme un labyrinthe mystérieux. À pas prudents, savourant la sensation de ses paumes abrasées, il était allé s’y perdre un temps. Soliloquant un éloge de la beauté comme vecteur de guérison et de réconciliation avec avec soi, dans l’énergie d’un milieu grandiloquent ou enfin, il sentait à nouveau vibrer en lui l’élan de vie.

“En 1914”, lui avait dit Martin dans la montée, jamais avare d’une métaphore de l’effort, “les conditions météo sur le Giro ont été si dantesques qu’un dixième seulement des participants sont arrivés à la fin… J’ai lu ça dans un magazine, à l’hôtel ce matin. Azzini, le meneur, s’est égaré pendant un orage et on l’a retrouvé endormi à côté d’une meule de foin. Le lendemain… Toi, tes tempêtes sont intérieures et nous, on voit pas trop, d’où on est, quand ça tabasse le plus. Mais on est tes meules de foin.”

La souffrance, l’implication, l’effort, l’abnégation sont les mêmes, qu’on soit un anonyme ou un champion. Le haut d’un col, le sommet d’une route : c’est là où la compétitivité et la résilience peuvent sans doute se rejoindre.

Attacarissimo - Passo Falzarego

Le nom Falzarego dérive du ladin fàlza régo, ce qui signifie littéralement « faux roi ». Ce nom fait référence à un souverain légendaire du royaume des Fanes, qui usurperait le trône à son titulaire légitime et se transformerait plus tard en pierre pour avoir trompé son propre peuple…

“Il est nouveau, celui-là…”, méditait Rob, quelques temps plus tard. Autre saison, autres conditions. Le docteur l’avait dit, plus beaucoup de traces des maladies. Rob réinvestissait un corps meurtri. On lui avait rendu les clefs des lieux mais il fallait tout rénover…

Alors, oui, de frais challenges avaient été imaginés par ses brancardiers lupins. Les Highlands ? Les falaises de Moher ? les îles Lofföten ? De cartes en sites internet, de consultations en réflexions, la meute en était vite revenue à un attrait viscéral pour les minérales Dolomites. Ils n’en avaient pas fini avec cette perle italienne de l’Unesco.

La nouveauté qui motive et nourrit est un élan vital. Capital, chez un convalescent, qui dans sa lucidité sur lui-même, s’imagine autant parfois rechuter.

Retour à Cortina, pôle touristique, sportif et montagnard, fourmilière bigarrée aux insectes drapés de Goretex, chaussés pour le trail ou montés pour le vtt – une jumelle italienne de Grenoble. Un restaurant aux imposantes baies vitrées. Des boiseries épaisses, des trophées autant sportif que d’une chasseresse livrée. Gil le jaugeait du regard par-delà le fumet délicat de son assiette – des casunziei, raviolis en demi-lune farcis à la citrouille, aux épinards, aux navets rouges, servies avec du beurre et des graines de pavot. Rob restait lui fidèle au pilier de la gastronomie locale, la polenta, baignée dans une sauce à la viande et aux champignons. Et autour s’égayait une cuisine gourmande et terrestre aux intonations autrichiennes omniprésentes : des Canederli, la variante d’Ampezzo du knödel tyrolien, faites avec du pain sec ; du speck, avec des épinards et du fromage, amalgamé, d’où on forme une sorte de boulettes rondes qui se servent dans une soupe chaude ou avec du beurre fondu ; certains des gars en étaient déjà au dessert, traçant leur route dans un assortiment de strüdel, de krapfen, ces rouleaux rempli de crème ou de marmelade, de zelten aux fruits secs, et de beignets appelés fartaies.

“Demain, alors ? le Faux-Roi ? on ira prendre le téléphérique du Laguzuoi ?”

Amusement de la galerie. C’était dans l’accord tacite, normalement : on ne gravissait que les mètres de dénivelé pour lesquels on sue. Rob était de nouveau dans la course, à son rythme, mais jouait volontiers les éclopés, peut-être par réflexe d’humilité ou par envie de se faire un peu encore chouchouter.

“Certainement. Non, en vérité, on va plutôt te faire checker à l’ancien hôpital italien de la Première Guerre mondiale, à l’ouest du col. Une petite saignée pour voir si on trouve pas un bout de virus quelque part.
– Gil, les saignées, c’était pas au début du 20ème siècle hein ? plutôt au Moyen-Âge. Enfin, par là.
– Demain les gars, hommage au campionossimo. Le Falzarégo, ce col sauvage, ce fut sa première victoire sur Bartali en 1946.”

Le campionissimo… Angelo-Fausto Coppi de son nom de naissance, tout à la fois ange et démon. Le coureur partageait sa vie avec une femme mariée depuis des années – un scandale sans nom au pays papiste. Pourtant connue au grand jour en Italie, cette relation avait déclenché un vif débat au sein d’une nation où la religion est omniprésente. Les deux amants adultérins écopèrent même de peines de prison avec sursis. Le pape avait refusé de bénir le Giro, motivant le geste de dénégation par la présence du pêcheur dans le peloton…

“Au campionossimo !”

Et trinquèrent les verres de vin brûlé et de grappa.

Le lendemain, Rob, amadouant la concurrence, obtint gain de cause et la meute s’octroya l’aller-retour en télécabine.

Du refuge de Laguzuoi, un mille-feuilles d’horizons hachait l’infini, chaque frange de pics acérés d’un bleu nocturne plus intense que le précédent jusqu’à ce que l’invraisemblable hérissement rocheux que sont les Dolomites se fondent dans le firmament.

Altissimo - Passo Stelvio

“7 !”.

Encéphalogramme radiophonique du Sarto. Du coin de l’œil, Rob aperçoit, dans chaque brèche entre les murets, tout le vallon qui débaroule. Comme la queue d’un spermatozoïde gigantesque, offert en pâture au levant.

“6…”

Que c’est bon !

“5.”

Que c’est bon de rouler, de jouer pleinement de cette mécanique opérationnelle, de jouer oui, et de jouir ! Le vent dans sa nuque, le balancement des hanches de part et d’autre de la selle, l’appui calibré sur les paumes et la sensation presque voluptueuse de la guidoline, et ses poumons qui pompent enfin l’air matinal sans douleur, ses jambes qui pistonnent sans aigreur, ah ! La vie vaut la peine d’être vécue pour être seul sur un vélo au point du jour à l’altitude des glaciers.

“4…”

Car ici, adieu ! edelweiss, jacinthes, gentianes et rhododendrons, pigments délicats végétaux qui parsèment les étendues dolomythiques de leur immensité chromatique.

“Troiiiiiiiis. 2 !”

Le Mont Ortles, promontoir de rocaille hirsute, aux allures de pic népalais avec ses orgues de glaces, toise la scène sur laquelle une fourmi écossaise se démène. Les derniers virages sont si serrés, lorsqu’on gravit le Stelvio, que d’un pan de route on pourrait bien chuter sur celui immédiatement en dessous.

“1 !”

Rob s’en amuse. La montagne apparaît scarifiée par un Zorro ivre et géant qui aurait enchaîné son geste signataire dans une frénésie obsessionnelle jusqu’aux tréfonds de la vallée.

“zéééérooooo.”

6h47. Dans la solitude voulue de cette ultime ascension, le ronronnement du Sarto s’est éteint au kilomètre 24, déclenchant un silence de cathédrale. Pas d’effluves de saucisses grillées, de sueur au lycra ou d’échappements motocyclistes – ce qui ne saurait tarder. Pas de murs de glace à franchir, comme ce fut le cas d’Aldo Moser au Giro d’Italia 1965. C’est une matinée estivale douce ponctuée de battements de cœur inoffensifs.

Quelle jouissance simple, oui, vraiment, qu’une machine fonctionnelle. Un vélo bien huilé à la mécanique correctement réglée. Un corps fluide qui répond à ce qu’on ne lui demande même pas. Plus de conscience à poser sur des muscles martyrisés ou des muqueuses fatiguées. Liberté d’être. Juste… en vie.

Rob est adossé au mur sud de l’hôtel Ferdinandshof, ses pieds sont à 2758 mètres au-dessus de la mer, ses yeux sont fermés à la même altitude, ses mains gantées de mitaines en laines d’alpaga sont dans ses poches et ses potes sont encore dans leur lit à l’hôtel, il les retrouvera plus tard et pourra les serrer contre lui ; d’un ton faussement neutre, démenti par son sourire de plus en plus appuyé à mesure que sur lui s’étend le jour, il fredonne en boucle la ritournelle de la rémission.

“Je suis guéri.”